L’économie de la culture numérique : une histoire de rencontres et de publics
Quel sera l’avenir de la culture numérique ? Les intervenants de la conférence Belle de Mai du 19 novembre dernier semblent s’accorder sur une chose : cet avenir passera par des rencontres. Des rencontres entre les structures. Entre les métiers. Entre les producteurs, les chercheurs et les financeurs. Entre les cultures et leurs publics, bien sûr. Publics qui ne cessent d’ailleurs de se les réapproprier.
« Pour amener l’économie de la culture plus loin, il faut se côtoyer. Se côtoyer régulièrement entre métiers. Entre associations, laboratoires et entreprises », expliquait Emmanuel Vergès. Il aime mélanger les gens, Emmanuel Vergès. Les idées s’agitent. Les métiers se complètent. « Nobody is better than everybody », reprend-il facilement à son compte. Selon Emmanuel Vergès, l’avenir de la culture numérique passe par des rencontres. Et il est bien placé pour en parler. Cela fait près de 15 ans, lui, qu’il multiplie les rencontres.
« Avec le Zinc, on était là avant tout le monde, à la Belle de Mai. Puis, en 1998, l’Incubateur, la Pépinière, les entreprises sont arrivés. On a commencé à imaginer puis créer des histoires entre nous, associations et entreprises. Des trajets nouveaux sont apparus pour certains projets. Des parcours innovants ont été mis en place, de la création artistique au développement économique. » Il travaille encore aujourd’hui, 15 ans après, des fruits de ces rencontres, notamment dans le cadre du projet Paca Labs.
Mais cela prend du temps et ces fameuses trajectoires sont loin d’être linéaires. « C’est pourquoi je ne pense plus que la culture doive se penser en termes de filières, mais bien d’écosystèmes. Ces trajectoires sont très chaotiques. Cela prend du temps d’imaginer ces partenariats entre artistes, entreprises et territoires. » Mais lorsqu’on se côtoie, ces trajectoires compliquées peuvent se dessiner.
Un métier : artiste-chercheur
Norbert Corsino, lui aussi, a cherché à mélanger pas mal de monde. Des artistes, des techniciens et des chercheurs notamment. Dans le cadre de sa structure Scène 44, il travaille – avec Nicole Corsino depuis plus de 20 ans – sur le corps en mouvement et ses rapports avec les nouvelles technologies.
C’est son postulat artistique qui le pousse à s’intéresser à d’autres genres. Il veut explorer de nouveaux espaces de représentation, s’intéresse à l’image et donc à ses nouveaux vecteurs. Il présente et développe ses projets un peu partout dans le monde et finit par créer au Pôle média de la Belle de Mai une sorte de « cluster culturel », faisant la part belle à la recherche et à l’innovation.
Il crée finalement une nouvelle espèce : celle d’artiste-chercheur. « Nos travaux de recherche dépassent largement le cadre de notre création et ont vocation à coloniser de nouveaux espaces, d’être partagés bien plus largement que leur seul cadre artistique initial. » Il mélange tout, le laboratoire, la scène, l’entreprise ; et provoque des rencontres inattendues. Celle de l’iPad avec la chorégraphie par exemple.
L’art comme prétexte à innover et à entreprendre
Elle aussi a plusieurs casquettes. Carole Lipsyc en a même trois : artiste-chercheur-entrepreneur. Elle s’est un jour confronté à un problème : son ambition artistique dépassait le cadre de la technique.
« Pour développer ma vision de la littérature, j’ai dû inventer ma propre technologie. » Elle est aujourd’hui une pionnière de la littérature transmédia. « Il y avait deux approches possibles. J’aurais pu me demander ce que les procédés existants pouvaient apporter à ma littérature ou inventer ma propre technologie en fonction de mon projet artistique. J’ai choisi cette dernière posture. » Elle ne pouvait pas exercer son art sans être chercheur. Et elle ne pouvait pas innover sans être entrepreneur. Parce que créer des nouvelles technologies, ça coûte de l’argent.
Carole Lipsyc est donc une auteure qui a « réinventé sa grammaire, fait évoluer son imprimerie ». Elle monte son dispositif, les 3 Espaces – qu’elle écrivait depuis 2000. Elle a une occasion en or en 2008 : dans le cadre du forum des Halles, elle produit son oeuvre en utilisant tous les supports du transmédia. Elle use des technologies pour faire vivre son récit : les flashcodes, les écrans, les messages sonores, la technologie Second Life, la vidéo… En somme, tout ce qu’elle a pu imaginer pour donner du relief à son travail d’écrivaine et lui conférer une dimension participative.
Le transmédia : les supports au service du projet artistique
Tout cela, bien sûr, selon le principe du transmédia dans l’écriture. Carole Lipsyc définit volontiers ce concept comme « un système extrêmement complexe mais absolument cohérent, au service des mots, de l’oeuvre littéraire ; pensé non pas en termes d’adaptation d’un récit sur différents supports, mais bien à la manière d’une matrice qui peut prendre mille et une formes et se combiner de mille et une manières. »
À ce phénomène de rencontre au sein de l’économie de la culture numérique, d’écosystème décrit par Emmanuel Vergès et Norbert Corsino, Carole Lipsyc a trouvé un nom. Ou plutôt un sigle : la CR&D, comme création, recherche et développement. « À l’heure de la culture numérique, l’art est un terrain d’innovation comme un autre. Et on a besoin d’être ensemble pour s’y exprimer. » Ensemble pour ouvrir de nouvelles portes : « Cela amène de nouveaux modèles pour l’art, pour la création – parce que l’argent qu’on peut trouver pour créer des technos, on ne l’aurait peut-être pas trouvé en restant dans l’art – mais aussi pour la technique. Et surtout cela crée de nouvelles synergies avec les publics. »
Des nouveaux publics, volatiles, experts et éclectiques
De nouvelles synergies, mais aussi de nouveaux publics. Frédéric Gimelo-Mepslomb les a étudié ces nouveaux « cultureux ». Professeur en sociologie de la culture, il a utilisé son fief, Avignon, pour disséquer les comportements et tenter de définir les profils des consommateurs de culture numérique. Ses conclusions écartent clairement les clichés habituels sur les différentes pratiques.
Le consommateur serait devenu très volatile, ses goûts plus éclectiques. Fini les segmentations figées entre les adeptes de télévision (public populaire), de littérature ou de théâtre (public CSP +)… En 2013, les audiences sont partagées, variées : « des médecins et des avocats regardent des séries estampillées « grand public » et l’internaute n’est pas un adolescent boutonneux qui cherche par tous les moyens à échapper aux modèles économiques ». On ne peut plus, en 2013, segmenter les pratiques culturelles.
Les prescripteurs culturels ont aussi évolué. Fini les productions linéaires, du producteur vers le consommateur. Aujourd’hui, les œuvres sont participatives. Les publics deviennent des acteurs de leurs expériences culturelles. « La participation des usagers est de plus en plus demandée pour faire évoluer les contenus. On assiste à une prise en compte de plus en plus prégnante de « l’expertise du profane [1]». De l’avis éclairé du public en somme.
Le « tout gratuit » ne tue pas la culture numérique
Autre tendance : le « consommateur-téléchargeur ». Il est très courant d’affirmer qu’il nuit à la culture numérique. Encore une fois, les résultats de Frédéric Gimelo-Mepslomb contredisent beaucoup d’idées reçues. « Tous les travaux de fond qui sont menés sur ce sujet dans les universités du monde entier, montrent qu’il n’y a pas de raison d’opposer culture gratuite, culture numérique et culture traditionnelle. Même la pratique de la lecture, que l’on dit en perte de vitesse, n’a en réalité jamais cessé de progresser. Les salles de cinéma ne désemplissent pas. En réalité, le téléchargement produit essentiellement des effets d’entraînement, bénéfiques à l’ensemble de la sphère culturelle. »
Le consommateur ne veut plus laisser le seul producteur décider
L’internaute se place au service de la culture. C’est également le constat d’André Jaunay. Il est spécialiste du financement participatif – vice-président de Financement participatif France – et voit en le consommateur de culture numérique un nouveau producteur de culture. Il parle de véritable « révolution financière » dans le secteur, avec des chiffres – usages et investissements – qui doublent chaque année.
Il estime que cette propension des internautes à intervenir dans la production de la culture jusque dans son financement est révélatrice d’une tendance globale : celle de ne plus laisser l’entière capacité de décision à des experts, des prescripteurs. Cela aurait déjà modifié de manière durable les attentes, les pratiques et surtout les modèles économiques. Ce serait un des nouveaux enjeux de l’économie de la culture numérique.
Les enjeux de l’économie de la culture numérique de demain
On l’a assez dit, si les intervenants ne devaient en présenter qu’un, ça sera celui là : continuer à faire des rencontres. Avec un enjeu corollaire, explicité par Carole Lipsyc : penser la variable économique d’un projet de manière globale. « Donner du contenu culturel gratuit d’un côté et récupérer du financement ailleurs. Cela semble facile à dire, plus dur à réaliser. Mais c’est la clé. Il ne faut pas lutter contre la gratuité, mais bien reconsidérer les aspects économiques de manière globale pour multiplier les canaux de financement et ainsi rétribuer tout le monde. »
Emmanuel Vergès a quant à lui identifié directement deux aspects qui seraient primordiaux au développement de l’économie de la culture numérique de demain. Le premier est un enjeu de territorialisation des activités économiques, qui débouchera avant tout sur un débat fiscal de répartition de la production de la richesse. Le deuxième sera celui des modèles économiques : il faudra continuer à réinventer de nouveaux modèles, pas uniquement basés sur la valeur du capital, et adaptés à chaque projet, chaque situation.
[1] Notion sociologique