La chaîne de valeur (très singulière) d’Internet
Comprendre la chaîne de valeur d’Internet fait partie des grands défis des acteurs du web. « Où se placer pour dégager des bénéfices ? », se questionnent les uns. « Où se positionner pour pérenniser son activité et anticiper les mutations de demain ? », s’interrogent les autres. AT Kearney, un cabinet d’études indépendant missionné par le géant des télécommunications Vodafone, a tenté de déterminer les grands enjeux économiques de cette chaîne de valeur, ô combien singulière. Plongée au cœur d’un secteur qui a su, en quelques décennies, devenir un des marchés les plus convoités et bousculés de l’économie mondiale.
Internet, un marché bien singulier
S’intéresser à la chaîne de valeur d’Internet ne peut être pertinent sans procéder à un état de l’art sommaire du secteur. Car s ‘il est une certitude sur l’univers Internet, c’est qu’il est un domaine singulier à bien des égards.
Omniscient. Le digital a colonisé nos vies. Il a bouleversé notre quotidien en un temps record. Les chiffres des usages comparés sur une période 15 ans donnent le tournis. Ainsi, dans son étude, AT Kearney met en avant une donnée qui permet à elle seule d’entrevoir les enjeux colossaux du marché Internet : en moins de 15 ans, on est passé de 0,4% de la population mondiale connectée à plus d’un quart de la planète. Rien qu’en Chine, on a fait un bon de 0,7% à 27% d’utilisateurs en seulement 9 ans.
Et les chiffres ne s’arrêtent pas là. En 2008, selon AT Kearney, la chaine de valeur pesait 1920 milliards de $ avec une croissance estimée à près de 10% par an.
Toujours en mouvement. A cette croissance effrénée, on peut trouver bien des raisons. Notamment, la rapidité avec laquelle des segments entiers du « marché Internet » se réinventent. Ou la façon dont des évolutions technologiques marquent irrémédiablement le secteur et le dynamisent. La photo numérique, le haut débit, la percée de l’Internet mobile. « Les leaders de la décennie précédente ont presque tous disparus et beaucoup de ceux qui pèsent aujourd’hui, n’existeront peut-être plus dans dix ans », peut-on lire sur le rapport de AT Kearney.
Ainsi, comparer la liste des 15 sites les plus visités aux Etats-Unis à 9 années d’intervalle (2000/2009) s’avère un exercice pour le moins troublant. On observe que seuls 4 des 15 enseignes les plus visibles en 2000, le sont encore en 2009 (les sites de Microsoft, AOL, Yahoo et Amazon). Plus surprenant encore, 6 des sites les plus fréquentés en 2000 ont cessé d’exister en tant qu’entité indépendante ou ont totalement disparu 9 ans plus tard (Lycos, Go Network, GeoCities, Alta Vista, Xoom et CNET).
En 2013, si certains de ces grands noms de la dernière décennie sont toujours en tête de liste (Google, Facebook, Wikipédia, Amazon), d’autres témoignent clairement des possibilités d’expansion fulgurante qu’offre l’Internet : la 13e place de LinkedIn, la 8e place de Twitter et surtout le 2e place de Youtube.
« Cette volatilité a des effets vertueux mais aussi pernicieux. Ainsi, beaucoup de start-up ne savent même plus où se positionner sur la chaîne de valeur tant celle-ci est en perpétuel mouvement », témoigne Morgan Dinkel, chargé d’affaires à l’Incubateur Belle de Mai.
Les grands segments de la chaîne de valeur d’Internet
Si délimiter et décortiquer une chaîne de valeur est une évidence dans bien des marchés traditionnels, s’y essayer pour Internet s’avère bien plus subjectif. Ainsi, AT Kearney isole 5 segments, globalement : les contenus, les services en ligne, l’accessibilité, les interfaces et les technologies. Le premier regroupe les médias et les usagers producteurs de contenus. Point clé pour ce domaine, il générait en 2009 54% du trafic mais ne représentait que 6% des revenus. Le deuxième regroupe les outils en ligne, qu’ils permettent de communiquer, d’accéder à du contenu, de faire le tri entre les requêtes, d’effectuer des transactions ou encore de se divertir.
L’accessibilité, on l’aura compris, c’est avant tout les fournisseurs d’accès, mais aussi les grandes enseignes en charge des réseaux, de leur entretien et de leur développement. La catégorie des technologies est assez lisible, elle englobe tous les moyens qui ont été développés afin de créer de nouveaux services, de nouveaux contenus ou de nouveaux modèles économiques. Quant aux interfaces, elles regroupent deux grandes catégories, le hardware (support) et le software (logiciel).
Il est aujourd’hui très courant pour certaines enseignes d’opérer à différents segments de la chaîne. Un géant du service en ligne qui se lance dans la commercialisation de smartphones par exemple (le Google Phone). Ou des producteurs de contenus qui mettent en place leurs propres outils en ligne (la BBC avec son iPlayer). Bref, une vraie certitude émerge : la chaîne de valeur d’Internet est tout sauf figée.
Une structure très hétérogène : la concentration
Une première distinction est opérée entre les segments de la chaîne fonctionnant à une échelle globale et ceux destinés plutôt à une audience locale. Le e-commerce dans la plupart des cas touchera un public spécialisé et les acteurs de la branche connectivité vont s’adresser avant tout à des clients nationaux, alors que les fabricants de matériels informatiques et les concepteurs de technologies touchent un public global.
Cette distinction établie, on pourra dégager certaines tendances. Dans la majorité des cas, il apparaît que plus le marché est global, plus celui-ci est concentré. Ainsi, selon AT Kearney, sur les segments des concepteurs de consoles de jeux, des grands fabricants de terminaux mobiles, des producteurs de musiques et de vidéos, les 3 principaux acteurs se partagent entre 40 et 80% du marché. A l’inverse dans des catégories telles que l’hébergement de données, le développement d’interfaces ou encore les agences de voyages en ligne, activités s’adressant à une clientèle plus locale ou à un public plus spécialisé, le marché se trouve être très fragmenté.
Une structure très hétérogène : les profits
Le retour sur investissement constitue également un marqueur intéressant. Une fois encore, selon le segment considéré, les chiffres font le grand écart. Que l’on considère les terminaux et les sites de vente en ligne d’un côté ou les fournisseurs d’accès et les services de l’autre, on rencontre des réalités presque opposées. Un constat qui amène AT Kearney a une conclusion : plus l’activité d’un acteur de l’Internet est proche des logiques de marché traditionnelles, plus le retour sur investissement est important.
Ce qui implique, selon les conclusions de AT Kearney, que plus l’on s’éloigne dudit schéma, plus les profits sont globalement difficiles à dégager. Car il existe bien une logique de marché propre à Internet : il est parfois impossible de transposer des modèles économiques existants dans l’économie traditionnelle au fonctionnement très singulier de certaines branches de l’économie numérique.
Internet a souvent son fonctionnement propre. La Toile a généré ses propres écosystèmes. Voilà pourquoi, du développement d’un concept innovant porteur, au dégagement des premiers bénéfices, il y a un pas que les petites start-up ont parfois du mal à passer. En cause, un marché si volatile, qu’il est très complexe de s’y projeter, d’y grandir et de s’y inscrire dans la durée.
Car ce n’est pas un problème d’offre et de demande. La plupart du temps, les besoins sont bien là, les usagers également. Seuls les modèles économiques restent à inventer. Cela a longtemps été le cas de Facebook et de Twitter. C’est encore le cas d’un certain nombre de grands du web.
Internet : un marché volatile, des segments perméables
S’inspirer des plus grands. Comment font ces multinationales du web pour convertir leur effort d’innovation et leur offre en monnaie sonnante et trébuchante ? Comment tentent-ils de s’implanter durablement sur la chaîne de valeur complexe qu’est Internet ?
Une stratégie : devenir incontournable. Ces grosses structures se servent de leur notoriété et de leur attractivité pour s’implanter en parallèle sur d’autres secteurs, plus rentables que celui de leur cœur de métier ; ou tout du moins, où le moyen de faire des profits existe déjà. Ou ils consolident leur activité jusqu’à toucher tellement d’usagers que les profits viendront (presque) « tous seuls ».
Toujours anticiper. Ils font de la prospective également, répondent présent sur de nouveaux marchés qui vont avoir tendance à dériver de ceux existants, et sur lesquels ils sont déjà bien implantés.
Comment ? En innovant et en rachetant d’autres start-up innovantes par exemple. Il n’y a qu’à observer Google ou Facebook. Les deux géants de l’Internet mettent en place des stratégies parfois inattendues. Le premier a rendu beaucoup d’observateurs perplexes en rachetant en 2011 le fabriquant de téléphones mobiles Motorolla. Le célèbre moteur de recherche se lançait bel et bien sur le marché des terminaux, à grands renforts de dollars. Il créait le « Google Phone ».
Moins de bruit, pour son acquisition récente de Sparow, une start-up française spécialisée dans la gestion d’e-mails pour les utilisateurs des terminaux d’Apple. Un rachat parmi tant d’autres qui permettra à l’entreprise californienne d’améliorer les fonctionnalités de sa boîte mails sur les terminaux à la pomme (et de s’éviter un potentiel concurrent).
Facebook de son côté n’est pas en reste. L’entreprise multiplie ces derniers mois les achats de start-up. Après Instagram en 2012, Little Eye Lab (pour optimiser son appli sous Androïd) et Branch Media (les créateurs de Potluck, qui lui permettront d’améliorer son service de messagerie instantanée) en début d’année, du géant WhatsApp en février, le réseau social vient de s’offrir Oculus VR, spécialiste en technologies de réalité virtuelle. Raison invoquée par Mark Zuckerberg : « l’une des plateformes du futur les plus enthousiasmantes est notre vision, ou la modification de ce que nous voyons pour créer des expériences augmentées et immersives ».
Quoi qu’il en soit, la soif d’expansion de Facebook ne semble jamais se tarir. Avec ce dernier rachat, le géant mise clairement sur la prospective pour tenter de durer dans le temps et essayer de ne pas tomber dans la fatalité énoncée par AT Kearney dans son étude : « les leaders de chaque segments de la chaîne de valeur d’Internet en 2010 ne seront certainement plus sur le marché en 2015. »